Parfum du désir, parfum de fortunes

Un sillage de rêve pour un marché juteux…  En vitrine, l’histoire mythique court sur 4000 ans et évoque le raffinement élitiste. Backstage, voilà la plus prospère des industries du luxe, qui pèse *100 milliards d’euros. Entre icône du luxe (et de la chimie) et réalité du marché, le parfum sait-il préserver ses qualités porteuses du désir ?

ambre gris

l’ambre gris en haute Egypte

Nul ne peut lui ôter son histoire, source de l’engouement qu’il suscite toujours. Elisabeth de Feydeau, historienne du parfum et auteur d’une anthologie, retrace son parcours depuis l’Egypte ancienne jusqu’à nos jours. Ancré dans la mémoire collective, il évoque le sacré de sa première fonction : communiquer avec les Dieux en brûlant des matières odorantes. D’où son nom, dérivé du latin per fumum, au travers de la fumée. Apanage des religieux et des rois, représentants du divin sur Terre, il devint le signe distinctif des castes supérieures de chaque société. « Depuis le XIXe siècle et les premières découvertes en chimie organique en 1834, le parfum s’est peu à peu démocratisé, sa fabrication rendue possible par des industriels. Réservé à la noblesse puis aux meilleures clientes de la haute-couture au début du XXe siècle, le parfum est devenu ensuite accessible au grand public, qui s’appropria ainsi l’atour d’une classe élevée».

Mitsouko molecule chimique

Mitsouko molecule chimique

Ultra marketés, flacons designés, molécules calibrées, les parfums lancés aujourd’hui subissent rationalisation de la production et tests consommateurs quant ils n’incarnent pas un « me-too », copie d’un succès établi. Nous sommes loin de l’idée d’un créateur visionnaire, tel un alchimiste en son antre, métamorphosant les matières rares en délicieux effluves. La vérité se fait souvent moins onirique. Côté ingrédients, trois principaux *laboratoires produisent des odeurs pour le monde entier, extraits naturels ou synthétiques, molécules simples ou complexes, tels les adéhydes gras (numéro 5-Chanel) ou l’Iralia (Mitsouko-Guerlain 1919). Derrière les noms prestigieux d’une multitude de marques se dissimule une poignée de multinationales, parmi lesquels des spécialistes en cosmétiques tel L’Oréal, tout autant que des lessiviers comme Procter & Gamble. Plus de *1000 nouveaux parfums sortent chaque année au lieu de quelques dizaines voilà quarante ans. Le tout ne ressemble pas beaucoup à l’univers du luxe artisanal que les agences de marketing tentent de promouvoir avec des campagnes de communication bulldozer.

flacons

flacons

« Le parfum est devenu le porte-manteau de la notoriété, l’outil de promotion par excellence des boites de nuit, du linge, des people… » Celle qui parle ainsi sans détour se nomme Mathilde Laurent. Nez de Cartier, elle créé tous les jus du joaillier. Formée dans l’unique école de parfumerie au monde à Versailles après une licence en chimie, puis chez Guerlain durant 11 ans, cette créatrice déplore l’uniformisation imposée depuis 1980 et la frénésie de nouveautés pour satisfaire la génération zapping : « trente années de compositions basées sur des molécules stables limitant l’expérience olfactive. Un parfum doit évoluer au fur et à mesure du porté. Il s’agit de jouer avec les notes de tête, légères et fugaces, de fond (les plus lourdes, d’une durée de vie de 8h) et de cœur, qui lient les deux autres. Surprise, mystère et rêve. Il faut des connaissances bien sûr, mais surtout un don. Seul ce travail pose les bases du désir intimement lié au parfum.»

Cartier

Les Heures de Cartier (nez Mathilde Laurent)

Pour Mathilde, le flacon n’a pas grand d’intérêt : « la qualité du parfum est souvent inversement proportionnelle à l’excentricité du design de la bouteille. Je préfère les flacons simples qui mettent l’accent sur le jus. »

flacon Chanel 5

flacon Chanel 5

Elisabeth de Feydeau rappelle quant à elle que « la beauté d’un flacon participe au plaisir de l’amateur depuis que le Corse François Coty demanda à René Lalique de donner forme à l’invisible sillage parfumé en 1904. » Avant lui, de simples fioles de pharmacie… Entre un flacon du maitre Lalique et une bouteille médicale, le pas est grand. Mais le rejet de Mathilde répond à la peur de sacrifier la fragrance au profit de l’apparence. Les flaconniers de métier ont cédé la place aux designers de mobilier en 1995, déclinant leur style fort, pas toujours ergonomique mais ultra médiatique. De Ora-Ito pour Adidas, Pucci et Guerlain à Ron Arad, Lovegrove, les Bouroullec ou Philippe Starck avec Nina Ricci, une véritable collection pour design-addicts !

Nina Ricci

l’air du temps de Nina Ricci. dernier flacon Starck

Parallèlement, les fragrances se sont standardisées. Mathilde Laurent explique que la vogue est aux senteurs hygiéniques, « pour plaire au plus grand nombre. Et ne susciter la pulsion d’achat que via la communication et le flacon, objet (en 3D) du désir. »

Cartier

parfum sur mesure Cartier (Mathilde Laurent)

« Une récente prise de conscience générale vient de remettre au devant de la scène le parfum de niche. Un retour à son essence même : exhaler la personnalité de qui le porte. » L’analyse d’Elisabeth de Feydeau réjouit Mathilde Laurent, qui confirme que les grandes Maisons proposent à présent des exclusifs, parfums riches en extraits naturels et plus opulents, disponibles chez Chanel, Guerlain ou Cartier bien sûr avec la collection des Treize Heures. Simultanément, le sur-mesure fait son come-back, c’est à dire une création unique pour un caractère qui le revendique. Souvent enflaconné de cristal clair. Point. Un bémol selon Mathilde : « encore faut-il qu’un nez soit intégré à l’année chez le parfumeur afin de pouvoir proposer le talent d’un expert Maison à une recherche personnalisée. Le désir d’exclusivité est à ce prix. »

* 100 milliards d’euros pour les parfums alcooliques, 23 milliards juste pour les parfums de luxe en 2015  (250 milliards avec la cosmétique et les soins) source SESSI, Parfums et cosmétiques 2004, BPI 2017 et Statista

* les laboratoires Franco-Suisse Givaudan, Suisse Firmenich, et Américain IFF signent aussi la majorité des découvertes en chimie organique.

*plus d’un millier de lancements de parfum chaque année rien qu’en France (Les Echos 2016) 

Poursuivre le voyage avec Serge Lutens, maître parfumeur Je connais Serge Lutens comme son ombre ou la saga des eaux de Cologne La Cologne, sexe ou sage

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